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L'être et l'avoir, les mots de Francine Demichel
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L'être et l'avoir, les mots de Francine Demichel

En prévision de l'ouverture de la chaire, Francine Demichel, juriste universitaire et ancienne présidente d'A Fundazione, a écrit quelques mots. Son texte, intitulé L'être et l'avoir, se veut être un propos inspirant et structurant pour la conduite à venir de la chaire et de son projet. Il vient interroger ce qu'est être Corse et les enjeux auxquels le peuple doit faire face. Historiquement, être Corse, c'est appartenir à une famille, un village, un clan. C'est aussi posséder et pratiquer collectivement la terre, un espace déterminé. Être et avoir sont étroitement liés. La mondialisation et la modernisation de la société, l'avènement de l'individu et de la voiture, sont venus brouiller cette réalité. Le territoire Corse, pensé en archipel entre l'île et sa diaspora, devient un lieu de lutte, de résistance d'une identité face aux effets du capitalisme. Être Corse devient un projet collectif et politique, partagé par une population dans sa diversité, qui pratique la terre de manière variée, et qui est rassemblée autour d'un sentiment d'appartenance commun. 

 

 

L’être et l’avoir

Chaque culture produit un art de faire qui camoufle les pratiques sociales, les inégalités statutaires, grâce à des rituels sociaux cachés. En Corse, une politique clanique réticulaire, a structuré l’organisation sociale de façon très complexe, à travers une mosaïque de lieux séparés et de pieve construits en archipel. On a pu parler de « segmentarité égalitaire » faite à la fois de rivalités, de solidarités et d’honneur collectif, qui a donné naissance à une société sur-administrée par l’Etat français, et sous-politisée par le clan. La société corse fut ainsi sous-politisée au niveau du peuple, par une reconfiguration contraire du jeu politique local. Le clan a été ainsi à la fois un relais de l’Etat, et un obstacle, un rempart contre cet Etat.

En Corse, habiter ensemble a toujours renvoyé à un entremêlement de relations complexes : éléments techniques et éléments sociaux s’additionnant pour créer des espaces symboliques forts, soumis à une exigeante discipline collective. Ainsi la mitoyenneté fut-elle une caractéristique essentielle du village : l’espace n’est jamais entièrement libre, car soumis à des contraintes communes plus ou moins coutumières (le feu du fugone réchauffe tout le monde).

La maison est autant un bien symbolique commun, soumis à l’indivision, qu’un local à habitation partagé. La famille est une unité de production symbolique.

Alors que l’Etat impose au fil des ans une segmentation maximale (droit de propriété individuelle), pour assurer, selon les mécanismes du code civil, la circulation des personnes et des biens, la communauté villageoise elle, continue à fonctionner selon le modèle de la grande famille corse, illimitée en nombre, constitutive du clan. La parenté fait corps avec un lieu, un paysage, pour rassembler, regrouper (on ne coupe pas le sang en deux, le sang reste le sang).

On ne se constitue pas par discontinuités, ni exclusions (le sang court) : la famille est une structure ouverte, coagulante, qui attache les personnes alliées ; la parenté est un lien précieux (mieux vaut des gens que des biens). La famille est autre chose que ce que veulent les mots géographiques et économiques de l’Etat, qui dénaturent la réalité. Elle est porteuse de valeurs et de catégories sociales enracinantes. Les relations sociales s’héritent en amitié comme en famille, à travers la parenté : les liens du sang et les liens de l’affection produisent au-delà même de la mort. L’oral domine l’écrit : l’indivision s’impose contre le cadastre, ce dernier renvoie au bien marchand, à la règlementation tatillonne d’un Etat central, pour qui la terre est un bien mesurable, quantifiable, divisible, échangeable, utilitaire, appropriable par des tiers, individualisable. L’appartenance de la terre dans la société traditionnelle corse renvoie à d’autres rapports symboliques, hors de la séparation entre public et privé : le patrimoine foncier est la continuation de la famille ; diviser les biens équivaudrait à séparer les personnes. Il s’agit avant tout de perpétuer la famille par un consentement non écrit : l’accès au patrimoine s’insère dans le système social insulaire, inégalitaire, favorisant les aînés mariés et défavorisant les femmes, à qui on laissait les terres de plaine, ingrates et marécageuses.

L’appartenance au territoire relève autant de l’être que de l’avoir. Les deux symboliques opposées se disputent la domination du territoire. Le bien est le prolongement de la famille, une valeur d’usage attributif : le statut symbolique de la terre renvoie à la famille et, au-delà, à l’ensemble de la communauté corse. Sans patrimoine foncier indivis, la famille périclite. Contre l’usure du temps et de l’histoire, il s’agit de perpétuer une culture familiale et insulaire.

On le voit, la Corse est un archipel politique original. Le système capitaliste repose sur la propriété privée individuelle et individualisable. La vie politique corse traditionnelle repose, elle, sur une propriété privée familiale collective. Dans la Corse traditionnelle, le collectif est non seulement public (les biens communaux), mais privé (les biens indivis). Le rapport marchand n’y est pas primordial et les chefs de clans s’attachent les pauvres, leurs protégés, autant par les manières que par leurs bienfaits. Le système clanique est plus le produit de relations affectives que juridiques : l’estime, la considération, le respect y ont joué un grand rôle.

Ainsi, on le voit, le code culturel de la propriété de la terre n’est pas en Corse principalement individuel : la communauté familiale exerce un contrôle sur l’appropriation des biens. Ainsi l’indivision a-t-elle une valeur symbolique forte dans les relations sociales insulaires : elle renvoie à une représentation rituelle, mythique du lien entre les individus et la terre. La terre n’est pas avant tout un bien marchand, elle est d‘abord une institution qui relie les vivants et les morts, entre le passé et le présent, le présent et le futur.

Aujourd’hui, le village ne s’appartient plus : il a été largement déterritorialisé par la mondialisation et la voiture. Reste que l’insularité est toujours présente, avec ses habitus, ses traces. Le « côté de Méséglise » ne ressemble pas au « coté de Guermantes ». Des terres « reconquises sur l’oubli » : les mots de Proust sonnent juste quand on pense à l’appartenance à une terre.

Le territoire est aujourd’hui l’objet de luttes symboliques de grande ampleur, opposant des classes sociales en profonde mutation.

Plus le capitalisme se mondialise, plus le capital culturel doit être pris en compte, au détriment même parfois du capital économique. Ce qu’il faut retenir de l’histoire de la terre corse, c’est que les rapports créés par l’Etat français, à travers le code civil qui privilégie le champ économique, commercial des rapports marchands, sont contrebalancés par des rapports entre un peuple et sa terre, à travers la culture villageoise et familiale. Il ne s’agit pas de raisonner en termes d’appropriation individuelle, privée, marchande, mais d’appartenance collective à un peuple vivant en archipel, avec une forte diaspora. L’espace géographique est constant et identique par sa proximité, mais l’espace symbolique évolue : les différences sociales, les habitus contradictoires sont nombreux. Les femmes ont souvent un usage différent du territoire. Les jeunes, les ouvriers, de même. Il y a des usages de classes, des pratiques sociales qui strient différemment le territoire, dans un champ culturel où se construisent des « nuées objectives ».

Le rapport à la terre ne peut pas n’être qu’individuel, il doit aussi être collectif et pluriel. C’est pourquoi l’appartenance territoriale n’est pas nécessairement liée à la situation de résident : un membre de la diaspora, qui n’habite pas en Corse, peut faire partie du Peuple Corse et avoir, à ce titre, un lien symbolique fort avec le territoire, fût-ce simplement à travers la langue et le tombeau familial.

Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas de peuple sans terre et le capitalisme financier mondialisé déterritorialise les peuples, rattachant le territoire aux rapports d’argent, à la rentabilité maximale. Pour l’analyse scientifique du territoire, on peut considérer la terre comme un simple paysage à contempler : ce qu’elle est pour le touriste de passage. Il s’agit là d’un simple acte de consommation éphémère. Seul le producteur, au sens large (paysan, artiste, écrivain, commerçant, entrepreneur…) fait vivre un territoire, lui procurant une valeur à la fois économique et une valeur symbolique.

 

Francine Demichel