Compte-Rendu de la journée
Le secteur alimentaire fait face à de nombreux bouleversements. Les habitudes de consommation connaissent des évolutions marquées, tant dans les choix d’approvisionnement (localisme, AB) que dans les régimes alimentaires (veganisme, flexitarisme, etc.) sans que pour autant les problématiques de précarité alimentaire et de malnutrition ne soient aujourd’hui résolues. Les symptômes du dérèglement climatique ne peuvent plus être ignorés : les événements extrêmes (inondations, sécheresses, tempêtes…) sont désormais fréquents. La révolution numérique s’infiltre dans le secteur, configurant de nouvelles façons de produire, transformer et travailler.
Comment innover et contribuer à la transformation du secteur ?
Si l’on tend parfois à restreindre l’innovation à son acception technologique, voire organisationnelle, elle connait en réalité des traductions multiples jusqu’à être qualifiée d’innovation du quotidien ou d’innovation territoriale… L’innovation, c’est finalement, apporter une nouveauté pour résoudre une problématique donnée, et contribuer à son adoption par un nombre significatif d’usagers. L’innovation est, à vrai dire, un concept récent, qui a supplanté celui de progrès. D’un concept à l’autre, une question demeure : une innovation est-elle toujours bonne à prendre ? Nous inscrit-elle mécaniquement dans une trajectoire de développement durable, éthique, souhaitable ?
Les discours d’ouverture de la journée sont, à ce titre, révélateurs des valeurs qui transcendent le territoire corse et sont susceptibles de guider l’innovation. Plus particulièrement, à travers le discours d’Alex Vinciguerra, Président de l’ADEC, on comprend que l’innovation doit répondre à trois attentes différentes :
- L’adaptabilité des acteurs, leur capacité à réagir à des situations inattendues, des crises de nature variété ;
- L’autonomie du territoire corse, c’està-dire sa capacité à gérer ses dépendances (productives et alimentaires) ;
- La durabilité des activités économiques à l’échelle du territoire et leur inscription dans la transition écologique.
Le secteur agroalimentaire corse s’est construit sur une stratégie de la qualité ces 30 dernières années, avec la reconnaissance de nombreux labels attestant de l’origine des produits (IGP, AOP) et le développement affirmé de l’agriculture biologique (AB). À l’exemple de l’agrumiculture, il s’agit d’une démarche de longue haleine dont le succès a été permis par la coopération entre l’ensemble des opérateurs de la filière en Corse, par l’identification de ce qui fait la spécificité de la Clémentine de Corse et par une meilleure maitrise du commerce et de la logistique.
La stratégie de la qualité connait aujourd’hui des problématiques liées au marché (capacité d’achat, notamment en contexte d’inflation) et aux influences du modèle agroalimentaire dominant, qui s’expriment notamment à travers la concentration et la spécialisation des structures.
Le contexte alimentaire a par ailleurs évolué vers le souhait du territoire de mieux répondre aux besoins de sa population. Comme le rapporte notamment une auto-saisine du CESECC, l’agriculture locale ne nourrit pas la population locale aujourd’hui, et inversement, la population locale « attend le bateau » pour se nourrir.
Aussi est-il nécessaire de faire évoluer l’agriculture vers une logique de coexistence où agriculture de « marché » et agriculture nourricière cohabitent à l’échelle du territoire. Ce vœu pieu est toutefois contraint par le fait que le territoire corse n’a pas la maitrise de la politique agricole, celle-ci étant gérée à l’échelle européenne (PAC), et ne peut donc infléchir comme il le souhaiterait les orientations productives. Ce type de volonté politique doit par ailleurs connaitre une traduction dans les documents d’aménagement du territoire et de planification, en premier lieu le PADDUC.
La population corse connait par ailleurs une précarisation alimentaire croissance avec l’augmentation nette de la malbouffe et des maladies métaboliques associées (obésité, diabète…). C’est une tendance plus générale, les comportements de consommation actuels reposant en France sur la consommation de produits importés, sur une part relativement faible de fruits et légumes dans l’alimentation et sur une part significative d’aliments transformés.
Ce changement de posture – assurer la souveraineté alimentaire de la population corse et une santé économique territoriale à partir de produits agricoles haut de gamme – impose donc un changement général de régime alimentaire. Promouvoir l’Agriculture Biologique ou le local ne peut se faire sans qu’on incorpore plus de fruits et légumes dans notre alimentation, qu’on substitue aux produits carnés les légumineuses comme les haricots et les pois chices, etc. Ces régimes alimentaires ne sont pas plus coûteux mais imposent de prendre le temps de cuisiner et de connaitre les produits alimentaires, leur saisonnalité, les modalités de leur transformation, etc. Ils nécessitent de se rééduquer à la cuisine et l’alimentation. Pour ce faire, le régime méditerranéen (et son adaptation insulaire) apparait comme une ligne conductrice pertinente à suivre.
Déjà aujourd’hui, des initiatives existent et convergent vers une relocalisation de l’alimentation, comme la pratique de la vente directe et le développement de magasins de producteurs (exemple de Robba Paisana). Les passerelles entre produits labellisés et aliments du quotidien sont d’ailleurs observables : les agrumiculteurs de Plaine Orientale fournissent directement les magasins de producteurs de Corse et d’ailleurs, certains habitants de Corse utilisent la route des sens authentiques, initialement dédiée au tourisme, pour s’approvisionner directement auprès des producteurs. L’ODARC est aussi en train de construire un label concernant les restaurateurs pour les inciter, eux aussi, à travailler avec des produits locaux et à valoriser leur démarche.
Toutes ces initiatives posent toutefois la question du transport des aliments. Quand les producteurs prennent en charge la livraison de leur production, l’organisation de leur travail est sérieusement impacté et avec elle, la rémunération du travail et la vivabilité du métier. Cela impose de trouver des solutions, de mutualiser, service que propose Agriflux sur le continent ou action menée par un réseau de magasins de producteurs en Corse. De même, la distribution alimentaire a été structurée autour de centrales d’achat qui centralisent les demandes des grandes surfaces et constituent des nœuds logistiques. Aujourd’hui, il n’y a pas de centrale en Corse. C’est ce qui explique le paradoxe suivant lequel les magasins de la grande distribution s’approvisionnent en Clémentines de Corse à partir de centrales d’achat du continent (et qu’elles prennent donc le bateau deux fois). Comment faire évoluer la distribution pour pallier ces paradoxes ? et appuyer les producteurs locaux ? L’ODARC et la chambre d’agriculture montent actuellement un projet pour l’élaboration d’un Marché d’Intérêt Territorial (en physique et dématérialisé) qui permettrait de réfléchir les flux de produits alimentaires à l’échelle de l’île et de s’émanciper des nœuds logistiques du continent.
La transition agroécologique embrasse tous les aspects de la production agricole et de la transformation en concernant tout à la fois la réduction des émissions de gaz à effet de serre, la préservation de la biodiversité, la gestion résiliente de l’eau, la sobriété en intrants… Désormais, les agriculteurs doivent faire avec l’écosystème plutôt que de le maitriser par l’ajout systématique d’intrants (engrais, pesticides, médicaments), ce qui leur ajoute un niveau de complexité à la conduite de leur travail.
En l’occurrence, cela leur impose de bien connaitre leur milieu, et aussi de faire avec ses spécificités. La Corse est un territoire où de nombreuses espèces sont protégées ce qui impose, par exemple, une adaptation de la lutte biologique : tous les prédateurs qui peuvent être utilisés sur le continent pour lutter sur des ravageurs ne peuvent pas être utilisés en Corse. Cette spécificité naturelle et territoriale impose de penser une recherche (scientifique et appliquée) adaptée.
En vérité, comme l’a démontré Isabelle Piot-Lepetit, il n’y a pas une transition agroécologique mais des trajectoires multiples combinant agroécologie et numérique. Dans cette multiplicité, l’innovation variétale peut être un levier sur lequel travailler pour cultiver, à terme, des variétés plus résilientes, plus adaptées aux dérèglements climatiques. L’économie circulaire est une autre approche mise en avant par certains des intervenants : la valorisation des déchets – écarts de fruits, feuilles et fleurs, bois de taille… - ouvre la voie à de nouvelles formes d’innovation, à la conception de nouveaux produits alimentaires, cosmétiques, phytosanitaires.
Le numérique peut permettre de mieux comprendre notre environnement et d’éclairer nos expérimentations vers différentes pratiques de production et de transformation, par la production massive de données et leur traitement. Les capteurs IOT sont désormais nombreux et permettent de suivre l’eau dans les sols, la météo en des points précis ; on équipe les animaux de collier GPS ce qui en facilite le suivi en conduite pastorale ; les clôtures virtuelles seraient peut-être une solution concernant la divagation des animaux… La capacité de l’outil numérique à enrichir l’agriculture repose toutefois sur la capacité de ses usagers à s’en servir et à prendre du recul quant aux données fournies, à la fiabilité de l’information qui circule. En ce sens, les agriculteurs et transformateurs doivent gagner en compétence dans ce domaine et le secteur se doit d’attirer aussi des ingénieurs en mesure de les accompagner dans la révolution numérique. Les attentes sont fortes vis-à-vis de l’ouverture prochaine de la spécialité agronomie de Paoli’Tech.
Aujourd’hui, le secteur agricole et agroalimentaire corse est le fait, en grande majorité de très petites entreprises, souvent sans salariés, qui maillent le territoire Corse, sur le littoral et dans l’intérieur. L’innovation (on l’injonction à innover) devient une charge, comme d’autres tâches telles que le commerce, l’administratif… En ce sens, la nécessité de la coopération renvoie à deux aspects distincts mais complémentaires :
- Renouer production, transformation et habiter les territoires
La transformation du monde de la production et de la transformation vers un horizon souhaitable ne peut se faire s’en réinvestir les liens parfois distendus entre ces deux secteurs, mais aussi entre entrepreneurs voisins, et avec les habitants du territoire. Il est possible d’imaginer des unités de production et de transformation à taille humaine, situées dans la proximité, et d’avoir, ainsi, une chaîne de valeur constituée sur le territoire. Ce type de modèle impose, pour les entreprises, de considérer leur responsabilité sociale et territoriale et pour les entrepreneurs de réfléchir au sens qu’ils donnent à leur activité, à sa raison d’être. Ce modèle est compatible avec le modèle de la production fermière, très présent en corse, qui impose malgré tout de mutualiser certaines tâches ou actions.
En ce sens, le développement de l’activité agricole et agroalimentaire ne revêt pas seulement un caractère économique mais aussi politique. Il renvoie certes à la vocation nourricière de l’agriculture, mais aussi à la problématique de l’habitabilité du rural et de l’aménagement des villages.
Coopérer à l’échelle territoriale permettrait de fédérer les acteurs dans leur diversité, de développer l’entraide et de construire des solutions partagées.
- La recherche & développement, une affaire qui concerne tout le monde
Les échanges ont fait apparaitre plusieurs points de frottement :
- Une innovation, c’est aussi une adoption. Il peut arriver qu’une initiative innovante ne soit finalement pas adoptée, par manque d’intérêt des acteurs en présence. C’est le cas des paillettes de sperme taureaux de race corse développé à l’INRA dans les années 1990, outil de maitrise de la reproduction et de sélection génétique, qui n’ont pas suscité l’intérêt des éleveurs de l’époque.
- Il est ainsi parfois difficile de faire converger les intérêts d’acteurs dans leur diversité à l’échelle du territoire, mais aussi
- De gérer des temporalités différentes : les chercheurs s’inscrivent parfois dans des temporalités longues quand les acteurs aimeraient résoudre leur problématique à court terme
- De gérer des capacités et des attentes différentes : un ou des chercheur(s) ont rarement la capacité de répondre seuls à des problématiques complexes qui leur sont exposés ce qui conduit à interroger leur « utilité ». Comment faire converger attentes des uns et des autres ? et capacités ?
- La nécessité de mieux faire interagir recherche et monde socioéconomique n’enlève pas non plus l’intérêt d’une recherche qui serait plus fondamentale, bien que plus « distante ». La connaissance ainsi produite irrigue, elle aussi, la recherche appliquée.
Il n’y a pas d’innovation sans expérimentation. Et, qu’on se le dise, l’expérimentation n’est pas le (seul) fait des scientifiques. De nombreux résultats d'expérimentation peuvent être obtenus grâce à la recherche partenariale. Le Centre de Recherche Viticole de Corse (CRVI) en est le parfait exemple. Créé dans les années 1980, le CRVI devait constituer un lieu où expérimenter des pistes de développement pour un secteur en crise, ce qui a été fait avec succès. Le CRVI était (et est encore) novateur dans sa gouvernance (porté par des producteurs) et dans ses modalités d’actions : le vignoble corse est un laboratoire de recherche. Les producteurs sont acteurs de leur recherche. Il faut noter que certains d’entre eux jouent un rôle de leader, et prennent parfois le risque d’expérimenter chez eux.
Cette illustration, de même que l’exemple du Comité Scientifique et Technique Apicole, démontre la nécessité pour les professionnels de s’approprier les problématiques scientifiques et de prendre part aux recherches qui les concernent. Les représentantes de ces structures ont souligné la nécessité de penser des collectifs pluridisciplinaires pour être finalement en mesure de balayer une large palette de thématiques et de questionnements.
D’autres dispositifs ont été mentionnés comme les pôles de compétitivité ou les pôles universitaires d’innovation. Chaque fois, la diversité des acteurs en présence est remarquable alliant producteurs, scientifiques, acteurs du développement, etc.
Il apparait finalement qu’un des leviers majeurs de l’innovation en Corse repose sur la construction de relations de proximité entre cette diversité d’acteurs : les interactions régulières permettent d’anticiper les problématiques, de les reformuler, de construire des coopérations à l’échelle du territoire et en-dehors pour articuler les compétences pertinentes… L’enjeu est alors de composer avec les expériences, positives et négatives, qui pavent l’histoire du secteur et cadrent les relations interpersonnelles et inter-organisationnelles.
Pour aller plus loin :
- Le replay de la journée et les supports de présentation et pistes d’approfondissement associées
- Événements associés :
- Chaire :
- L'eau, une ressource en partage
- La dynamique des jardins en Corse, entre protection et (re)mises en culture
- Conférences / débats au CESECC sur l'IA ou la Responsabilité Sociétale des Entreprises
- Chaire :
- Corsica Pruspettiva - conférence pour répondre au défi climatique