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La dynamique des jardins en Corse, entre protections et (re)mises en culture
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La dynamique des jardins en Corse, entre protections et (re)mises en culture

Du 3 au 5 novembre 2023, se tenait en Balagne un colloque dédié aux jardins de Corse et de Balagne (un patrimoine à découvrir et protéger - programme et affiche). Pensé sous l'impulsion de Sophie Garrone, doctorante en histoire à l'Université de Corse, et avec l'active contribution du PETR Pays de Balagne, ce colloque visait à fédérer les productions scientifiques dédiées aux jardins de Balagne, de Corse et de Méditerranée dans leur diversité et à les mettre à la disposition du plus grand nombre. Dans ce cadre, la chaire Mutations et Innovations Territoriales a contribué à l'organisation d'une table ronde qui visait à interroger le devenir de ces jardins aujourd'hui.
Table ronde – 5 novembre 2023 à l’auditorium de Pigna
La dynamique des jardins en Corse, entre protections et (re)mises en culture

 

En présence de :

  • Vincent VOULLAND, agriculteur à Belgodère
  • Alice ARRIGHI DE CASANOVA, Ingénieure agronome et entrepreneure
  • Pierre-Paul CRUCIANI, élu à Santa Reparata
  • Yves CRANGA, conservateur général, chercheur associé au laboratoire de l’École Nationale Supérieure de l’Architecture de Versailles
  • Éléonore BOZZI, chargée de protection à la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Corse
  • Laetitia HUGOT, directrice du Conservatoire Botanique National de Corse, Office de l’Environnement de la Corse
  • Estelle DAMPNE, urbaniste à l’AUE
  • Violette FOUBERT, chargée de mission au CPIE A Rinascita
  • Jean-Michel SAINSARD, expert parcs et jardins à la Direction générale des patrimoines et de l’architecture, Ministère de la culture
  • Orsu CASTELLANI, agriculteur à Pigna

 

Animée par Christophe Le Garignon, directeur de l’exploitation du campus AgriCorsica U Rizzanesi-Sartè

 

Synthèse

Comment penser la préservation des jardins patrimoniaux ? C’est à cette question épineuse que les parties prenantes de la table ronde ont apporté, chacune à leur manière, un bout de réponse et autant de pistes de réflexions.

Des dispositifs d’aide à la conservation des jardins

La première approche proposée est celle de la protection des jardins au regard de leur fonction patrimoniale. Les jardins peuvent effectivement être reconnus au titre des monuments historiques et alors échapper à la règle générale selon laquelle le propriétaire fait ce qu’il veut de sa propriété. Se pose alors la question de savoir ce qu’il est advenu de ce jardin aujourd’hui et donc de réaliser un diagnostic. La constitution du dossier repose alors sur un travail de recherche dans les archives, dans les sols et dans les mentalités qui vise à démontrer sa substance historique. La demande peut émaner des propriétaires eux-mêmes, ou bien de la commune ou d’un tiers. La Direction Régionale des Affaires Culturelles (DRAC) a pour mission d’instruire toute demande.

Le dossier est élaboré avec la collaboration des propriétaires et l’appui d’experts du domaine. C'est un travail à la fois scientifique, historique, documentaire et un travail aussi de relation avec la personne qui est gestionnaire des lieux. Une protection qui marchera bien, c'est une protection qui permet une bonne gestion du lieu et qui n'est pas une opposition systématique entre l’un et l’autre.

Une fois le lieu ainsi protégé, le propriétaire ne pourra procéder à des modifications majeures de celui-ci sans approbation des services des monuments historiques. Il devra certainement avoir recours à des spécialistes dont le coût peut être supérieur à des artisans « courants » mais ce surcoût est pris en charge par les subventions publiques.

Selon Éléonore Bozzi, aujourd’hui en Corse, 325 monuments historiques sont reconnus dont une quinzaine sont qualifiés de jardins, ce qui est peu par rapport aux autres régions. Depuis quelques années, on remarque tout de même que les types de patrimoines reconnus se diversifient avec une meilleure qualification des jardins. Cela concerne notamment les jardins dits ordinaires, à vocations vivrière, que l’on trouve souvent dans la proximité des villages et qui, de ce fait, sont soumis à la pression de l’urbanisation.

Des dynamiques de (re)mise en culture

Une partie de la destruction de ce patrimoine provient de son abandon. Les sites s’embroussaillent, sont soumis aux affres du temps et du mouvement des animaux. Faire vivre les jardins signifie garder ces patrimoines vivants et, lorsque c’est possible, les remettre en culture. C’est la démarche entreprise par plusieurs personnes présentes à la table ronde.

Alice Arrighi de Casanova a entrepris de travailler avec des communautés religieuses de Corse (Couvent de Marcassu/Cateri) et du continent pour remettre en culture les jardins monastiques à des fins très actuelles de révolution agroécologique. À l’image du rôle que les communautés monastiques ont joué dans la révolution agricole au Moyen-âge, l’ambition d’Alice est que ces couvents constituent des laboratoires d’expérimentation où imaginer de nouvelles façons de produire, en phase avec l’environnement. Vincent Voulland, quant à lui, est maraicher depuis 2017 à Belgodère où il a notamment remis en valeur un jardin en terrasses dont la valeur historique est reconnue depuis peu.

Pierre-Paul Cruciani est élu à Santa Reparata où il s’est engagé à la remise en valeur de la vallée de Palazzi. C’est dans cette vallée qu’est localisée l’ancienne propriété des Palazzi, mais aussi une multitude de petits jardins anciennement à vocation vivrière, ce qu’on appelait anciennement U Circulu. Le projet repose actuellement sur la restauration d’une oliveraie de 5ha. Aujourd’hui la vallée fait partie du bassin de risque d’inondation de l’Île-Rousse et de propagation des incendies. Remettre en culture serait un moyen de mitiger ces risques. Le projet a suscité l’intérêt de jeunes qui souhaitent s’installer et produire. Aujourd’hui, la difficulté réside dans la nécessité de convaincre la trentaine de propriétaires de la vallée à intégrer le projet. Depuis son lancement en 2021, seuls 5 propriétaires ont adhéré (8ha). Comment lutter contre les mentalités qui se sont ancrée au 20e siècle selon laquelle chaque propriétaire attend que son terrain devienne constructible ?

C’est une problématique à laquelle Vincent Voulland a aussi été confronté : le site historique qu’il a remis en valeur était abandonné depuis 80 ans. Pendant 2 ans, il s’est évertué à le remettre en état. C’est un site qui connait de vraies qualités qui autorisent une activité productive, qu’elle soit amateur ou professionnelle. Par ailleurs, une AFP (Association Foncière Pastorale) a été créée et a permis de clôturer son jardin (et de lutter contre les divagations animales). Mais il connait aussi des difficultés significatives d’accès (accessible à pied ou anciennement à dos de mule) et de voisinage, des propriétaires à proximité ne lui facilitant pas l’accès à l’eau et l’usage des chemins d’accès.

Par la force des choses, n’ayant pas accès à l’eau, il cantonne ce site à ses productions d’hiver, qui poussent sans arrosage. Il a décalé le reste de sa production à un second site, plus en plaine. Celui-ci est constitué de 6ha d’oliveraies et de champs. Il ne présente pas d’antériorité historique, mais il est accessible en voiture et il dispose de l’eau agricole. Ainsi, remettre en valeur des jardins historiques est cohérent, sous réserve de parvenir à changer les mentalités et de solliciter l’adhésion des autres propriétaires et habitants au projet.

Faire évoluer les mentalités pour un projet de territoire – le rôle des documents d’urbanisme

Au niveau intercommunal, les élus peuvent donner des orientations à ces espaces, délibérer sur ce qui est souhaitable. L’AUE (Agence d’aménagement Durable, d’urbanisme et d’énergie de la Corse) accompagne les communes et intercommunalités qui souhaitent s’engager dans ce type de démarche, qui peut passer par la construction d’un Schéma de Cohérence Territoriale (SCoT) ou la création / révision du Plan Local d’Urbanisme (PLU). Aujourd’hui, dans ces documents, il est possible de préserver les jardins, les espaces agricoles et naturels en se référant à la continuité écologique qu’ils permettent (trames vertes et bleues). Le témoignage de Vincent rappelle aussi qu’il est nécessaire de prendre en compte non seulement les zones agricoles mais aussi tous les chemins d’accès. D’autres outils existent mais nécessitent un courage politique important : les ZAP (Zones Agricoles à Défendre) et les PPANP (Périmètre de Protection des Espaces Agricoles Naturels et Périurbains). Ces outils sont plus difficiles à mettre en place qu’un PLU « classique » mais ils sont très efficaces, notamment face à l’impact délétère que peuvent avoir certains voisins. Ils ancrent dans le long terme la vocation agricole ou naturelles des espaces zonés.

Ces documents d’urbanisme constituent finalement tout un arsenal réglementaire qui, au même titre qu’une démarche patrimoniale, peut permettre la préservation des jardins. En Corse, de plus, le Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse (PADDUC) est un document de planification régional qui a entériné la protection des jardins en tant qu’Espaces Stratégiques Agricoles (ESA).

Toujours est-il qu’il reste un lourd travail de sensibilisation à entreprendre auprès des élus. La conception et révision des PLU montre que ces derniers considèrent souvent de nouvelles zones à construire avant de considérer d’autres options comme la réhabilitation de certains espaces artificialisés ou la densification (ajouter un étage aux bâtisses comme on pouvait anciennement le faire par exemple). La densification des villages et villes peut être acceptable sous réserve qu’elle soit l’affaire d’un projet collectif. Il devient finalement nécessaire d’inverser les logiques d’actions : avant d’identifier les zones constructibles, il serait pertinent d’identifier ces jardins, dans leur contribution à l’intérêt général, la préservation de la biodiversité et l’alimentation de la population. Cette réflexion peut aussi être élargie à la nécessaire réintroduction de la nature et de nouveaux lieux de production en ville. C’est ce que propose Violette Foubert (CPIE A Rinascita) qui a impulsé la création de jardins partagés en ville à Corte.

Penser l’économie des jardins

Il est impossible de penser la préservation des jardins sans y associer une réflexion sur leur économie. Comment vit-on des produits des jardins ? C’est un sujet qu’Aude Arrighi de Casanova et Vincent Voulland ont abordé.

Vincent Voulland fait aujourd’hui face à une difficulté : s’il approvisionne les restaurateurs de Belgodere et commerces de bord de route, l’un de ses principaux points de vente, le magasin de producteurs de Speluncato ferme. À l’heure actuelle, il ne sait pas comment il va écouler sa production. De nouveau, le rôle des collectivités est ici mentionné, dans leur capacité à repenser l’alimentation locale et à fédérer des petits producteurs souvent éparpillés à l’échelle d’un territoire. Les Plans Alimentaires Territoriaux (PAT) constituent des projets à partir desquels réfléchir à de telles problématiques, notamment, pourquoi pas, en connectant les producteurs à la restauration collective.

Quant à Aude, elle a imaginé son projet avec les sœurs du couvent de Marcassu de sorte à construire une minifilière. L’objectif est de créer un atelier de transformation au couvent et de valoriser les productions sous la forme d’une marque collaborative qui repose sur des pratiques agroécologiques (label biocohérence) et sur des pratiques éthiques et localistes. L’atelier fonctionnera notamment avec l’emploi de femmes en difficulté.

Les jardins concernent aussi des producteurs amateurs, qui ne disposent pas toujours aisément d’accès au foncier ou à une alimentation de qualité et abordable. C’est là où des associations œuvrent à la mise à disposition d’espaces dédiés, comme les jardins partagés.

Partage et évolution des savoirs

L’association A Rinascita anime un réseau de jardiniers amateurs dans le but de contribuer à l’échange et la transmission des savoirs. Les membres sont parfois âgés, ont des décennies de jardinage derrière eux, d’autres sont moins expérimentés. Les visions peuvent être différentes. Il est intéressant de voir que le savoir est partagé dans les deux sens, entre ancienne et nouvelle génération. Les anciens sauront souvent quoi planter, quand, où quand les nouvelles générations chercheront peut-être à faire plus de place au sauvage dans leur espace, à assurer aussi un rôle vis-à-vis de la biodiversité locale. S’adapter au changement c’est aussi considérer de nouvelles méthodes, sans pour autant perdre les savoirs passés. Le dialogue n’est pas toujours aisé, le rapport au travail n’étant toutefois pas le même.

Et il faut dire que, concernant, les jardins historiques, vouloir les préserver c’est parfois aussi se condamner au travail manuel et donc à une certaine astreinte.

Supports des savoirs, les semences locales, leur conservation et leur production, sont essentielles. C’est la mission que se sont donnés les porteurs de Corsica Grana, aujourd’hui hébergé par l’Office de l’Environnement. Dédié originellement aux plantes d’ornement, ce réseau vise à proposer une alternative aux plantes exogènes, parfois envahissantes, et de valoriser la flore locale. Ces semences peuvent être mobilisées dans divers projets, privés publics ou professionnels. Laetitia Hugot évoque ainsi des usages variés comme la restauration écologique de certains milieux tels que les bords de route ou la conception de système de milcrofiltration par les plantes. Aujourd’hui, le problème demeure celui de la main d’œuvre. Dans un contexte de perte des savoirs liés à la reproduction des semences et de diminution du nombre de pépiniéristes qui s’engagent dans cette démarche, qui est aujourd’hui en mesure de reproduire ces plants en Corse ?

Finalement, la remise en l’état des jardins, leur conservation dans leur diversité, repose sur la nécessité de trouver le juste milieu entre économie préservation d’un patrimoine. Jean-Michel Sainsard illustre ce propose sous un nouveau jours en abordant le cas des jardins du château de la Tribe où ce patrimoine a été réactualisé en lui attribuant de nouvelles fonctions, ici nourricières et sociales : les parterres de ce jardin ont été transformés en jardins partagés. Le processus de préservation des jardins repose ainsi sur convergence des projets privés avec celui d’un projet collectif à l’échelle des territoires et sur la nécessaire reconnexion des habitants à l’autre, à la nature qui les environne et à leur alimentation. Le rôle des collectivités locales, communes et intercommunalités, apparait central pour enclencher un tel processus et s’engager sur la voie d’un changement souhaitable, respectueux du patrimoine.