Compte-Rendu de la journée
À l’image des friches industrielles dans les années 1990, les espaces ruraux semblent être des nouveaux lieux, propices à l’installation d’artistes. Désertés, ils font ressource pour ces acteurs qui font face à une problématique relationnelle et économique d’intégration dans des réseaux artistiques citadins. Investis particulièrement par des jeunes artistes, en sortie d’école, les lieux de création en milieu rural autorisent des pratiques artistiques moins expérimentées, moins rodées. Ces lieux de création et leurs réseaux fonctionnent par et pour une certaine bienveillance et convivialité, permettant l’émergence de relations de solidarité et / ou la création d’amitiés.
Dans ces espaces ruraux, le temps n’aurait plus la même valeur qu’en ville. L’isolement que procurent ces lieux joue en faveur d’une création libérée des normes et d’une pratique défaite du rythme des sociabilités incessantes de la ville. Les espaces ruraux sont des portes ouvertes sur la nature, sauvage et domestique. Ils offrent l’opportunité d’un retour à la terre, non seulement pour les artistes mais aussi pour la société en général. Ils permettent un retour à la saisonnalité des phénomènes naturels et humains, un retour aux rituels que cette saisonnalité occasionne. Pour Amandine Battini, artiste insulaire, par ce sentiment de temps suspendu occasionné lorsqu’on arpente les espaces ruraux, ils permettent, aussi, un retour à soi.
Depuis le point de vue de Liza Maignan, les espaces ruraux deviennent des lieux où penser une autre manière de (co)produire dans les arts, de diffuser et d’habiter. Les lieux qu’elle a visités en Corrèze, les réseaux de personnes qu’elle a investigués fonctionnent par l’effet d’un engagement fort de ses acteurs tant pour la production artistique que dans le souhait de proposer quelque chose qui a du sens là où ils habitent. Développer une activité artistique dans les espaces ruraux, c’est faire preuve de militantisme.
Comme justement pointé par Jean-Joseph Albertini, produire dans un espace rural c’est aussi développer une approche mésologique de la création artistique (voir les travaux d’Augustin Berque), c’est-à-dire rechercher la justesse de la création vis-à-vis du lieu où l’on vit, du lieu que l’on habite. À l’image de la réflexion tirée de la résidence Fabbrica Design, développer une activité artistique dans un espace rural comme la Corse peut conduire à s’interroger sur la matière en présence, son histoire sur des pas de temps variables (le temps des roches, celui des hommes), et sur sa disponibilité actuelle, les savoirs et savoir-faire auxquels elle est reliée. Ce n’est donc pas créer à partir d’un « désert », d’un « rien », malgré les conséquences évidentes de l’exode rural. La création dans les espaces ruraux pose la question du rapport à l’histoire des lieux, aux ressources existantes ou abandonnées.
Elle pose aussi la question du rapport aux habitants. Dans les espaces ruraux, les lieux artistiques connaissent une certaine polyvalence, occupant les fonctions de lieux de création, lieux de diffusion et lieu d’accueil. Le modèle des résidences est développé permettant l’accueil temporaire d’artistes français ou étrangers. Mais ce modèle ne peut être pensé en hors-sol et s’inscrit nécessairement dans une relation de long terme avec les habitants de ces zones parfois reculées, habitants dont on ne soupçonne pas aujourd’hui les besoins et attentes en termes culturels. La sensibilisation aux pratiques artistiques, la médiation aux cultures artistiques et l’organisation de moments de restitution constituent une pierre angulaire de ces lieux. L’enjeu est, pour ces derniers, de casser le caractère intimidant des arts et des cultures pour revenir à l’une de leurs fonctions premières : suggérer, occasionner une émotion ; déclencher, alimenter une réflexion.
Bien que l’art soit souvent le parent pauvre des initiatives territoriales (et de leurs subventionnements), celui-ci joue un rôle significatif pour le développement économique des microrégions, dans une dialectique permanente entre ici et ailleurs.
À vrai dire, encore aujourd’hui, l’art et la culture sont pensés comme les garants d’un développement, d’un rattrapage de retard, de correction d’inégalités en matière de développement dans les espaces ruraux, discours que l’on n’entend pas dans les espaces urbains.
L’art permet aussi de décentrer le regard et d’aborder de manière nouvelle, différente, des problématiques qui nous sont parfois trop proches, trop familières. L’art devrait être une dimension sine qua none des projets de développement territorial, qu’elle qu’en soit le cœur de sujet (environnement, tourisme, agriculture…). L’enjeu ici est de casser les murs entre disciplines et pratiques d’horizons variés pour adopter une approche interdisciplinaire des initiatives territoriales, par-delà l’économique.
Ce renouvellement des interactions arts / espaces ruraux et cette invocation à une démarche interdisciplinaire poussent à reconsidérer notre approche développementaliste des territoires. S’agit-il d’une course effrénée à la croissance ? d’une recherche systématique de la performativité de nos actions ? Ou bien l’enjeu est-il bien de réfléchir à la problématique qui s’impose toujours plus : celle de l’habitabilité de notre planète et de notre coexistence avec les êtres vivants, humains et non humains ?
Les espaces ruraux, comme les villes, connaissent une évolution qui s’inscrit dans l’anthropocène, c’est-à-dire dans une période où l’on atteste des effets de l’activité humaine sur la planète : changement climatique, urbanisation et artificialisation des sols, affaissement des territoires urbains… les phénomènes sont multiples. Les espaces ruraux deviennent des lieux où ATTERRIR au sens de Latour, où reprendre contact vis-à-vis de la nature et explorer des nouvelles modalités d’interaction nature / culture. Sujets à la désertification, à l’enfrichement (ou à l’ensauvagement) d’espaces auparavant habités, les espaces ruraux deviennent de « nouveaux » espaces de jeu et d’expérimentation, vides en apparence. Ils offrent alors la possibilité de concevoir, d’imaginer et de mettre à l’épreuve d’autres modèles, d’autres paradigme, par-delà le capitalisme.
Les espaces ruraux ne sont pas des espaces qui accuseraient un retard de développement ; ils deviennent, au contraire, de nouveaux lieux d’avant-garde.
Et la Corse dans tout ça ? Sujette à de nombreuses contradictions, la Corse serait urbaine l’été et rurale l’hiver pour certains. Pour d’autres, elle serait rurale toute l’année et se perdrait dans une certaine urbanité qui la dépasse, la noie l’été. Pour d’autres encore, les espaces ruraux en Corse revêtent une telle diversité sur l’île que cette généralité ne peut s’appliquer partout en des termes aussi généraux. L’art ne pourrait-il constituer une ressource pour (re)lier ces territoires dans leur diversité ? et pour réconcilier la Corse avec ses contradictions ?
Pour aller plus loin :